Cyprien de Carthage sur l’autorité des Ecritures et la tradition de l’Eglise romaine

Dans ma série d’introduction aux Pères de l’Eglise, j’ai eu l’occasion de présenter la correspondance de Cyprien de Carthage. J’aimerais maintenant vous partager quelques extraits qui me paraissent particulièrement intéressants.

Les Ecritures et la tradition romaine

Dans ce premier extrait, je vous propose de découvrir un débat théologique entre Cyprien de Carthage et Etienne, l’évêque de Rome. La question portait sur la validité d’un baptême administré par les hérétiques.

Toutefois, ici, ce n’est pas le sujet en lui-même qui m’intéresse, mais plutôt les arguments utilisés par les différents protagonistes pour appuyer leurs positions. Je vous propose donc deux extraits tirés des lettres de Cyprien, que je commenterai ensuite.

Contexte

Pour affirmer leur position, les évêques africains se sont réunis en concile. Toutefois, certains évêques n’ont pas pu venir à ce concile. Cyprien, en tant que primat d’Afrique, leur envoie donc des lettres pour les tenir informés de la situation.

Extrait 1

« II ne faut pas poser en préalable la coutume, mais convaincre par la raison. Car Pierre, que le Seigneur a choisi en premier et sur qui il a bâti son Église, lorsque par la suite Paul s’est trouvé en débat avec lui sur la circoncision, n’a pas réclamé pour lui-même un droit exceptionnel ni ne se l’est arrogé présomptueusement en déclarant qu’il possédait une primauté et que les nouveaux venus arrivés après lui devaient accepter de lui obéir, et il n’a pas méprisé Paul sous le prétexte qu’il avait d’abord été un persécuteur, mais il a accueilli le conseil de la vérité et a donné avec facilité son accord aux raisons légitimes dont Paul se faisait le champion, donnant ainsi à l’évidence un exemple de concorde et de tolérance, afin que nous ne nous attachions pas avec opiniâtreté à nos idées, mais que, devant celles qui éventuellement nous sont présentées de manière utile et salutaire par nos frères et collègues, nous les fassions plutôt nôtres si elles sont vraies et justes. Paul lui aussi était attentif à cela et veillait fidèlement à la concorde et à la paix lorsqu’il a mis dans une de ses lettres ces mots : « Que deux ou trois prophètes prennent la parole et que les autres évaluent ce qu’ils disent ; si un autre qui est resté assis reçoit une révélation, que celui qui avait la parole se taise » (1 Cor. 14 :29-30).Dans ce passage, il a enseigné et expliqué que souvent tel ou tel reçoit une révélation meilleure, et que chacun doit non pas batailler avec obstination en faveur de ce dont il s’était une fois persuadé et à quoi il tenait, mais se rallier avec bonne volonté à ce qui se présente de meilleur et de plus utile. Car ce n’est pas pour nous être vaincus que de se voir proposer du meilleur, c’est être mieux armés, surtout dans ce qui touche à l’unité de l’Église et à la vérité de notre espérance et de notre foi, en sorte que, évêques de Dieu mis par sa bonté à la tête de son Église, nous sachions que la rémission des péchés ne peut être donnée que dans l’Église et que les adversaires du Christ ne peuvent rien revendiquer pour eux de ce qui regarde sa grâce. » (1)

Extrait 2 

« Bien que nous ayons pleinement développé ce qu’il y a à dire sur l’imposition du baptême aux dissidents dans les lettres dont nous t’avons fait parvenir une copie, frère très cher, cependant comme tu as émis le désir que soit porté à ta connaissance ce que notre frère Étienne m’a écrit en réponse à notre lettre, je t’envoie une copie de sa réponse, à la lecture de laquelle tu verras de plus en plus nettement comme il s’égare en cherchant à défendre la cause des dissidents contre les disciples du Christ et l’Église de Dieu. Car, au milieu de toutes les choses arrogantes ou sans rapport avec le sujet ou contradictoires qu’il a écrites sans rien y connaître et sans réfléchir, il a même ajouté cette déclaration : « Donc si des gens viennent à vous de n’importe quelle dissidence, ne pratiquez aucune innovation, mais seulement ce qui est de tradition, à savoir qu’on leur impose les mains pour la pénitence, d’autant que les dissidents eux-mêmes ne baptisent pas de leur baptême propre ceux qui vont d’une secte à une autre, mais admettent simplement à la communion. 

Quelle que soit la dissidence dont on vienne, il interdit qu’on baptise, autrement dit il juge réguliers et légitimes les baptêmes de tous les dissidents. Et puisque les dissidences ont chacune leur propre baptême et sont coupables diversement, cet homme en admettant à sa communion tous les baptêmes entasse et rassemble dans son sein absolument tout le monde. Et il prescrit qu’on ne pratique aucune innovation, mais seulement ce qui est de tradition, comme si le novateur était celui qui s’attache à l’unité et qui revendique pour l’unique Église l’unique baptême, et non pas en tout cas celui qui, oublieux de l’unité, prend à son service les faussetés et les miasmes d un bain profane. Aucune innovation, déclare-t-il, mais seulement ce qui est de tradition. Où va-t-il chercher cette tradition ? Procède-t-elle de l’autorité du Seigneur et de l’Evangile ? Ou bien vient-elle des prescriptions et des lettres des apôtres ? Qu’il faille en effet régler son action sur l’Écriture, c’est ce que Dieu affirme en avertissant Josué, en ces termes : « Le livre de cette Loi ne s’éloignera pas de tes lèvres, et tu méditeras sur son contenu jour et nuit, afin que tu sois fidèle à faire tout qui est écrit dedans »(Jos 1,8). De même le Seigneur lorsqu’il envoie ses apôtres en mission leur commande de baptiser les nations et de leur apprendre à observer tout ce qu’il a prescrit. Si donc il est prescrit dans un évangile, ou s’il se trouve dans des lettres d’apôtres, ou dans les Actes, que ceux qui viennent de n’importe quelle dissidence n’ont pas à être baptisés, mais que seulement on leur impose les mains pour la pénitence, qu’on observe alors cette divine et sainte tradition.Mais si partout les dissidents ne reçoivent d’autre nom qu’adversaires et ennemis du Christ, s’ils sont dénoncés comme à éviter, dévoyés, condamnés par eux-mêmes, qu’est-ce qui pourrait penser que ne devraient pas être condamnés par nous des gens dont il est établi par le témoignage des apôtres qu’ils se sont eux-mêmes condamnés ? » (2)

Commentaire

Cyprien fait référence à des lettres d’Etienne, l’évêque de Rome, qui sont malheureusement perdues. Toutefois, par sa réponse, ainsi que celle de Firmilien de Césarée que je présenterai dans un prochain article, nous pouvons aisément reconstituer l’argumentation d’Etienne.
Pour soutenir sa position, celui-ci faisait valoir deux arguments :

  1. le premier, c’est qu’il suivait la coutume établie au sein de l’Eglise romaine
  2. le second, c’est qu’en tant qu’évêque de Rome, il était l’héritier de l’autorité de l’apôtre Pierre, qui avait la primauté parmi les apôtres.

Cette argumentation est particulièrement intéressante, car elle correspond à l’argumentation catholique romaine traditionnelle, telle qu’elle a ensuite été développée dans les débats interconfessionnels avec les protestants ou les orthodoxes. C’est par ailleurs, à ma connaissance, la plus ancienne attestation de la revendication romaine d’une autorité pétrinienne particulière en faveur de l’évêque de Rome.

Mais tout aussi instructive est la réponse de Cyprien, qui refuse catégoriquement ces arguments. Il insiste en particulier sur deux points :

-seule l’Ecriture a le pouvoir de lier les consciences.

-une tradition, même ancienne, n’a pas de légitimité en elle-même. Elle doit toujours être confrontée à l’enseignement apostolique consigné dans les Ecritures. Et si on s’aperçoit qu’elle dévie de cet enseignement, elle doit être corrigée.

Ces deux points correspondent en fait exactement à la doctrine du sola scriptura affirmée par la théologie protestante.

Dans un prochain article, je reviendrai sur la façon dont Cyprien de Carthage conçoit l’autorité pétrinienne.

Notes

(1) Cyprien de Carthage, Correspondance,Lettre 71, 3.

(2) Cyprien de Carthage, Correspondance, Lettre 74, 1-2.

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