
Contrairement au sens commun, l’idée que l’homme serait habité par une âme immatérielle n’est pas née au sein du christianisme. Ce concept fut proposé par un philosophe grec de l’antiquité du nom de Platon. Cet héritage se retrouve aujourd’hui dans ce qu’on appelle communément le dualisme cartésien, en référence au philosophe et mathématicien René Descartes. En croisant les données de la Bible et des neurosciences, le concept d’âme semble s’éloigner des représentations communes.
Dans le célèbre Phédon, Platon nous rapporte le dialogue entre Socrate et Simmnias dans lequel le premier explique au second que dans la mort l’âme se détache du corps.
« On est mort, quand le corps, séparé de l’âme, reste seul, à part avec lui-même, et quand l’âme, séparée du corps, reste seule, à part, avec elle-même »
Descartes proposera une forme aboutie du dualisme dans son ouvrage Principia Philosophiæ en 1644. Nous discuterons dans cet article du dualisme de substance et de l’hypothèse, que propose Descartes, pour résoudre le problème de l’interaction entre le corps et l’esprit. Pour lui, la glande pinéale est une sorte de récepteur/émetteur qui permet à l’âme immatérielle d’agir sur le monde à travers le corps et au corps d’informer l’âme sur le monde.
Aujourd’hui il nous est facile de critiquer certaines idées de Descartes, mais si l’on considère les connaissances de son époque, les raisonnements et les découvertes scientifiques qu’il fit sont remarquables. Notons que l’hypothèse de l’âme immatérielle chez Descartes est entièrement rationnelle. Il a postulé son existence car il pensait qu’il était impossible à un cerveau physique de penser. Hormis les fonctions exécutives de haut niveaux, l’ensemble des descriptions de Descartes sont éminemment mécaniques et réductionnistes. Par ailleurs, le dualisme cartésien ne se réduit pas au dualisme de substance, mais c’est principalement cette idée que je traiterai ici, laissant les autres aspects pour plus tard.
Que dit la Bible ?
La Bible n’enseigne pas que l’âme est faite d’une substance immatérielle. Dans l’Ancien Testament et dans la tradition juive l’âme fut créée à partir de la matière. Nous pouvons lire dans Genèse 2 : 7 que Dieu prit de la matière (adama=terre/matière/poussière) pour former l’Homme (adam), qu’il y souffla de son esprit et que l’Homme devint une âme vivante. L’homme est donc un organisme physique formé à partir de la matière et dont la vie (le souffle de l’esprit, l’élan vital qui anime son corps) fut donné par Dieu. Certains exégètes ont voulu faire de ce souffle une réalité substantielle dans l’Homme, la chose immatérielle qui coïncide avec l’idée platonicienne. Cependant, l’ensemble des occurrences suggère davantage que le sens de ce passage est d’attribuer à Dieu, et à lui seul, la vie, la respiration qui anime l’Homme. Notons également qu’il n’existe aucune traduction de Genèse 2 : 7 qui traduise le texte original par « Et l’Homme eu une âme vivante ». Toutes les traductions soutiennent que l’Homme devint une âme vivante, de la matière animée.
L’adhésion au dualisme cartésien dans le christianisme ne vient pas de nulle part. certains versets semblent en effet converger vers cette thèse :
« Que tout votre être, l’esprit, l’âme et le corps, soit conservé irrépréhensible » 1 Thessaloniciens 5:23
Ce verset fait effectivement référence à trois dimensions dans l’Homme, mais à aucun moment la Bible ne mentionne ou ne soutient l’idée que ces dimensions reposent sur trois substrats différents. Si l’on devait suivre cette logique, qui consiste à attribuer à chaque dimension de l’homme une substance, il ne faudrait non pas deux, mais trois substances (voir plus). Je pense que dans ce verset l’esprit fait référence à la pensée, l’âme à ce que nous sommes, notre personnalité et le corps à nos actions en ce qu’il nous permet d’agir et d’interagir avec notre environnement. Ainsi cette paraphrase de Paul « Que tout votre être, toutes vos pensées, toute votre personnalité et toutes vos actions, soit irrépréhensible » me semble être une interprétation assez juste de ce que voulait communiquer l’auteur. L’influence des lunettes platoniciennes qui nous conduisent à voir dans les dimensions de la pensée, de la personnalité et de nos choix des objets ayant leur propre substance, me semble moins pertinente.
S’ajoute à tout cela une difficulté : la traduction. Le mot âme est chargé de plusieurs significations. Le terme en grec pour traduire « âme » est psuche, qui lui même est une traduction du mot Nephesh en hébreu. On pourrait dire que Nephesh est un terme générique utilisé pour désigner une personne, sa vie, ce qui l’anime, ce qu’elle est et ses attributs, mais également pour des mots un peu plus intrigants comme animaux, chair et sang. Ainsi, certaines traductions peuvent porter à confusion et ont participé, dans une certaine mesure, à l’essor du dualisme. Par exemple :
« il (Eutychus) tomba du troisième étage en bas, et il fut relevé mort. Mais Paul, étant descendu, se pencha sur lui et le prit dans ses bras, en disant : Ne vous troublez pas, car son âme est en lui. »
Actes des apôtres 20 : 9
La phrase de Paul « Ne vous troublez pas, car son âme est en lui » pourrait très bien être traduite par « Ne vous troublez pas, car sa vie est en lui/ce qui l’anime est encore en lui/son souffle est encore en lui/Il respire encore». Dans ce verset, l’âme fait clairement référence à cet élan vital, ce souffle, la respiration qui permet à notre coeur de pomper le sang et de maintenir notre organisme en vie. Par ailleurs, on retient le geste de Paul qui est de descendre en bas et de venir vérifier que le jeune homme est toujours en vie et il le fait en se penchant sur lui, ce qui évoque le geste que font les secouristes pour écouter si un coeur bat toujours.
L’adhésion au dualisme dans le christianisme s’explique également par le désir de rendre cohérent la contradiction apparente de la vie après la mort et la matérialité de l’âme. En effet, si le corps meurt et que je suis fait uniquement des éléments qui le composent, comment puis-je exister après la mort de ce corps ? Certains invoquent la doctrine de la résurrection des corps. Cependant, cette proposition exige nécessairement d’adhérer au mortalisme chrétien auquel je n’adhère pas. Dean Zimmerman, philosophe et professeur à Rutgers University , a proposé une solution rationnelle (1), bien que très spéculative, qu’il a appelée “the Falling Elevator Model”. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un défi épistémologique et non d’une impossibilité rationnelle. Ne pas savoir comment Dieu va faire une chose, n’implique pas que cette chose soit fausse, cela implique juste que nous sommes limités dans notre pouvoir de compréhension. Pour la petite histoire, Dean Zimmerman est lui même un dualiste, mais en tant que bon philosophe analytique il a voulu démontrer qu’il n’était pas impossible d’être un physicaliste moniste et de croire en la vie après la mort.
Les neurosciences et la conception biblique d’une âme matérielle
Au cours des deux derniers siècles, la science a montré qu’il existe une relation entre les états mentaux et l’activité du cerveau. Pour ce faire, nous utilisons l’étude post- mortem de cerveaux cérébro-lésés ou des techniques d’imageries comme l’EEG, l’IRMf ou la TEP. L’IRMf est souvent la plus connue et son principe est relativement simple. Les cellules du cerveau sont de grosses consommatrices en glucide et en oxygène. A travers la consommation d’oxygène de ces cellules, on peut observer à partir des flux sanguins (qui servent au transport de l’oxygène) quelle zone du cerveau est irriguée, et donc active, dans l’exécution de différentes tâches. Grâce à ces techniques d’imagerie et aux études anatomiques, notamment avec des patients présentant une pathologie, on peut, de plus en plus précisément, situer les différentes zones du cerveau impliquées dans les différentes fonctions cognitives. Les aires de Broca et de Wernicke, par exemple, sont deux zones distinctes impliquées dans la production du langage et dans la compréhension du langage (2). Il a même été possible de localiser des aires spécialisées dans la reconnaissance de la forme des lettres lorsque nous lisons (3). Encore plus passionnant, on a pu étudier les circuits impliquées dans la mémoire, la personnalité, l’élaboration d’un choix ou d’un jugement. L’ensemble des données fait apparaître que des circuits de neurones spécifiques et largement distribués sont clairement impliqués dans la production et l’exécution de chacune de ces fonctions supérieures.
Depuis les travaux de Santiago Ramòn y Cajal (4), la neurobiologie étudie à un niveau encore plus fondamental (le neurone) les processus mentaux. Par la suite, les travaux de Sir Bernard Katz sur la transmission synaptique ont permis de mieux comprendre comment les neurones communiquent entre eux via des « paquets » de molécules qui transportent des messages chimiques. Plus tard les travaux de Kandel & ses collaborateurs (5) ont montré comment à partir des neurones et de leurs connexions peut émerger des phénomènes/facultés comme la mémorisation et l’apprentissage. Plus récemment, les travaux de Thomas M Bartol Jr et ses collaborateurs ont fait une découverte sensationnelle (6), notre cerveau serait capable de stocker jusqu’à un pétaoctet grâce à ses synapses.
Ces domaines font l’objet d’intenses recherches et les neurosciences promettent de belles perspectives.
Un peu plus qu’une corrélation…
Certains sceptiques pourraient dire qu’il ne s’agit que d’une corrélation et que l’activation des zones cérébrales n’est qu’une manifestation de l’âme immatérielle qui, comme le suggérait Descartes, utiliserait le cerveau comme une interface, à la manière d’une télévision qui ne fait que retransmettre un signal provenant d’une autre source. Cependant, l’ensemble des données ne convergent pas vers cette conclusion.
Si les fonctions que nous attribuons à l’âme telles que la sagesse, la colère et les traits de caractères reposent sur une âme immatérielle, il s’en suit que, selon cette hypothèse, une lésion au cerveau affectera la manifestation de la personnalité, mais ne la changera pas. Un peu comme lorsque l’on capte mal une chaîne de télévision ou une radio et que l’image ou le son n’est pas clair à cause des parasites ou d’une mauvaise connexion. Cependant, si ces fonctions résident réellement dans le cerveau, il s’en suit qu’une atteinte de ce dernier affectera non pas la manifestation de la personnalité, mais la personnalité elle-même. C’est précisément ce qui a été constaté chez Phinéas Gage (7), un célèbre cas clinique.
Cet homme était très aimable, professionnel et respectueux des convenances sociales jusqu’au jour où, durant son travail, il reçut une barre de fer qui vint se loger dans sa tête en causant des lésions cérébrales importantes au niveau de son lobe pré-frontal gauche (Les circuits neuronaux de cette zone sont largement impliqués dans le raisonnement et le contrôle du comportement). Par miracle, il survécu à l’opération, mais sa personnalité fut complètement affectée au point que ses proches ne le reconnaissaient plus. Ce cas, comme beaucoup d’autres, nous apprend que le fonctionnement du cerveau et ses composants sont impliqués dans la production de nos comportements et non dans la retransmission de ces derniers comme le suppose le dualisme cartésien. Le cerveau n’est donc pas une interface, comme une télévision, qui traduit un signal provenant d’une autre source émettrice, car dans notre cas la télévision produit le scénario du film qui est diffusé. Si nous avions affaire à une interface, une atteinte du cerveau modifierait seulement la qualité de l’image ou du son, mais en l’occurrence, c’est le scénario du film qui change (la personnalité).
Du photon à la représentation mentale
Par ailleurs, lorsque nous cherchons à établir la chaîne des processus du traitement d’une information, visuel par exemple, nous n’avons nul besoin de recourir à une âme immatérielle pour rendre compte de ces phénomènes. De la réception d’un photon venant frapper la fovéa aux traitements de cette information jusqu’à la représentation mentale, tous les processus peuvent être décris en termes physico-chimiques.
Certains néo-dualistes utilisent la physique quantique et ses lois pour défendre l’hypothèse cartésienne. Selon eux, les lois de la physique quantique permettraient à l’âme immatérielle de se faufiler dans l’indéterminisme quantique fondamental pour piloter le cerveau. La plupart des experts disent que cette hypothèse doit faire face à de nombreux défis théoriques. Par exemple, en neuropsychologie et en médecine nous faisons depuis plusieurs années des IRM fonctionnels. (Très) Grossièrement un IRM se réalise en trois étapes. Premièrement nous créons un champs magnétique qui oriente les spins (la rotation) des noyaux d’hydrogènes sur un axe vertical (qu’on appelle « Bo »), puis dans un deuxième temps nous perturbons les niveaux d’énergie nucléaire grâce à une onde électromagnétique radiofréquence (ce phénomène s’appelle la résonance magnétique nucléaire) par la suite nous étudions les interactions magnétiques associées aux mouvements moléculaires dans la phase dite de relaxation qui correspond au moment où les spins retournent vers leur état d’équilibre thermodynamique. Le fait est que durant un IRM nous interagissons avec l’état quantique des particules du cerveau, à cela s’ajoute la température du milieu qui rend presque impossible tout phénomène quantique (problème de la décohérence quantique). L’ensemble de ces éléments font qu’à mon sens et en l’état des connaissances de la physique, cette hypothèse est très peu probable.
Conclusion
En conclusion, j’aimerai rappeler certains éléments qui pourraient porter à confusion. Dire que l’âme est physique n’implique pas nécessairement d’adhérer au mortalisme chrétien que dénonçait déjà Eusèbe de Césarée (8).
Une autre clarification concerne l’expérience chrétienne et les représentations que nous avons de cette dernière. Beaucoup voit en cette réduction de l’âme à un substrat physique un désenchantement, un appauvrissement d’une certaine mystique spirituelle. La vie de l’esprit à laquelle Paul nous encourage ne repose en rien sur l’idée que nous nous faisons de la substance de l’âme. Vos émotions, vos sentiments, vos pensées n’en sont pas moins accessibles à Dieu pour vous communiquer la vie de l’esprit.
Certains pensent également qu’adhérer au physicalisme moniste implique nécessairement d’abandonner toute notion de libre arbitre. Je suis bien entendu opposé à cette conclusion et j’expliquerai dans mon prochain article mes positions philosophiques sur l’omniscience divine, la liberté humaine et le déterminisme.
Que Dieu ait créé l’âme à partir de la matière en agençant finement les lois et les constantes de la physique, de telle sorte que dans une symphonie cosmique, en une contre-mélodie de fluctuations aléatoires, chaque particule s’agença afin de former le système le plus complexe de l’univers n’a rien de réducteur. Environ 100 milliards de cellules nerveuses, dont chacune entretient en moyenne 1000 connexions, un total d’environ 10 puissances 14 connexions synaptiques, oeuvrant collectivement pour qu’émerge une conscience subjective capable de se référer à la première personne du singulier, ne fait pas la promotion d’un Dieu au rabais, mais d’une démonstration de puissance imposant l’admiration et l’adoration.
Au final, l’âme existe ! Cette affirmation fait consensus chez tous les chrétiens. Cependant, il existe au sein du christianisme une variété d’opinion sur la substance de cette dernière. Certains pensent qu’elle est faite d’une substance immatérielle. Cette hypothèse est encore supportée par certains philosophes chrétiens comme J.P Moreland ou William Lane Craig, mais je pense que leur ligne de défense s’affaiblira au fur et à mesure que les neurosciences feront la lumière sur le fonctionnement du cerveau. D’autres, comme moi, pense qu’elle est faite de matière. Un certains nombre d’intellectuels chrétiens comme Timothy O’Connor, professeur de philosophie à l’université d’Indiana ou encore le neurobiologiste Peter Clarke (9), défendent cette position et leur nombre est grandissant. Mon article est déjà très long, je propose donc de poursuivre la discussion dans les commentaires.
Références bibliographiques
(1) « Dean Zimmerman, ‘The Compatibility of Materialism and Survival: The “Falling Elevator” Model »
(2) « Cohen, L. et al., 2002 Language‐specific tuning of visual cortex? Functional properties of the Visual Word Form Area »
(3) « N. F. Dronkers, O. Plaisant, M. T. Iba-Zizen, and E. A. Cabanis (2007). « Paul Broca’s Historic Cases: High Resolution MR Imaging of the Brains of Leborgne and Lelong »
(4) Santiago Ramon y Cajal, Textura del sistema nervioso del hombre y de los vertebrados, 1897-1899
(5) La Mémoire : de l’esprit aux molécules, Larry R. Squire, Eric R. Kandel, éditions de Boeck, 2002
(6) « Nanoconnectomic upper bound on the variability of synaptic plasticity », Thomas M Bartol Jr et collaborateurs.
(7) K. Kean, Sam (May 6, 2014) « Phineas Gage, Neuroscience’s Most Famous Patient »
(8) Eusébe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VI, 37.
(9) J’aimerai rendre hommage à Peter Clark qui nous a quitté récemment. Il fut l’un des premiers universitaire chrétien francophone à défendre cette position et à la vulgariser. Ses écrits continuent à nous éclairer et j’invites donc ceux qui souhaiterai approfondir cette thématique à lire ses ouvrages.