Le surnaturel dans le christianisme ancien

Le blog Didascale accueille un nouveau contributeur, Timothée Davi, qui a fait des études de théologie à la faculté de Strasbourg et qui nous partegera certains de ses travaux. 

Introduction

Dans ce travail, l’article « Magic in Early Christianity » de David E. Aune portant sur le sujet du surnaturel dans le cadre du christianisme ancien vous sera présenté (1). 

Il est primordial de préciser que la pertinence de l’analyse du chercheur – université de Notre-Dame – dans ce domaine n’est plus à démontrer tant ses analyses sociohistoriques sont reconnues par tous ses pairs, précision importante dans la mesure où l’on aborde un sujet controversé : le surnaturel.

Par ailleurs précisons que nous ne soutenons pas toutes les analyses de David E. Aune, mais avons tâché de les présenter de la manière la plus objective qui soit.

Nous rappelons aussi à tout chrétien qui lira cet article de faire preuve d’esprit critique et de distinguer le bon grain de l’ivraie. Cela étant dit, le bon grain ne manque pas dans cette analyse historique de David E. Aune et nous tâcherons, dans le cadre de cette étude, de présenter une esquisse limpide de son travail ayant pour unique but de clarifier et présenter succinctement son éminemment importante analyse au public français.

Esquisse de l’article

Dans le présent article publié initialement en 1980 par David E. Aune, celui-ci y livre une analyse du surnaturel dans le christianisme ancien où le souci premier est de déterminer la nature exacte des relations entre les deux. Pour ce faire, l’auteur structure son développement par le biais de dix points qu’il s’agit de reprendre.

I. Introduction

Tout d’abord, David E. Aune commence par une introduction d’ordre général où il note que le surnaturel fut généralement l’objet d’un certain mépris de la part des chercheurs. Toutefois, l’auteur perçoit un certain regain d’intérêt par rapport à l’étude de l’influence du surnaturel gréco-romain sur la religion des premiers chrétiens. Cette influence s’exerce majoritairement par l’intermédiaire de la republication de papyri magiques gréco-égyptiens ou encore par la découverte d’un manuel magique d’un mage juif du 3e siècle (Sepher ha-Razim). En outre, de nombreuses études secondaires affirmant l’ « influence » de la thaumaturgie gréco-romaine sur Jésus et le christianisme ancien ont fleuri parallèlement à de plus courts traitements de la relation entre le surnaturel et le christianisme des 3e et 4siècles. L’auteur note in fine un virage décisif par rapport à l’étude du surnaturel et souhaite étudier le sujet dans cet article par trois biais :

1. Résumer et critiquer la plupart des travaux déjà écrits sur la relation entre la thaumaturgie ancienne et le christianisme ancien.

2. Pourvoir un cadre théorique consistant pour l’étude de cette relation.

3. Souligner les lacunes existantes dans le traitement de ce sujet.

II. Nature et fonction de la thaumaturgie

La nature et la fonction de la thaumaturgie furent étudiées de deux façons différentes selon David E. Aune : avant la Deuxième Guerre mondiale, l’on pensait que le surnaturel était séparable de la religion et qu’elle constituait une perversion culturelle, tandis qu’après la Deuxième Guerre mondiale, l’étude de ce sujet a gagné en respectabilité eu égard au cadre d’analyse dit « structuro-fonctionnaliste » qui lui fut appliqué. Un des postulats prégnants qui émergea de ces regards post-guerre sur le sujet fut donc de considérer que la séparation « surnaturel/religion » est incohérente et inapplicable. D’ailleurs, l’auteur note le même déplacement de paradigme ante/post-guerre chez les classicistes et les chercheurs du Nouveau Testament.

À cet effet, l’anthropologiste W. J. Goode a tenté de formuler une liste de différences entre surnaturel et religion que l’historien des religions résume à la proposition suivante : la thaumaturgie est censée verser dans la manipulation et la coercition alors que la religion, elle, se contenterait de la supplication et de la vénération. Toutefois, David E. Aune remarque que ce n’est pas toujours le cas et que cet essai de théorisation est quelque peu fallacieux. Il ne semble pas possible de distinguer thaumaturgie et religion sur la base des croyances ou des pratiques ; point qui lui semble soutenu par Marcel Mauss. En effet, ce dernier met l’emphase sur le caractère déviant, illégal de la thaumaturgie tout en soulignant que la base des croyances la sous-tendant est partagée par toute une unité sociale.

David E. Aune considère en définitive que la méthode structuro-fonctionnaliste – en tant qu’elle aborde le surnaturel sans a priori négatifs – représente l’approche convenant le mieux à l’étude du surnaturel dans le christianisme ancien en contexte gréco-romain. Il rappelle que cette démarche se situe dans l’analyse sociologique de la déviance sociale. En outre, il raffine son analyse en précisant que si nombre de chercheurs ont tenu pour sûr que l’illégalité est la propriété universelle du surnaturel, il pense qu’il est plus juste de dire que « la [thaumaturgie] a été universellement considérée comme une forme de comportement déviant ». Il avance alors deux critères de définitions du thaumaturgique: 1. « […] la thaumaturgie est définie comme étant cette forme de déviance religieuse par laquelle des buts individuels ou sociaux sont recherchés par des moyens alternatifs à ceux normalement approuvés par l’institution religieuse dominante ». 2. « […] les buts recherchés dans le contexte de la déviance religieuse sont thaumaturgiques lorsqu’ils sont atteints par la gestion de forces surnaturelles d’une telle manière que les résultats sont virtuellement garantis ».

III. La thaumaturgie dans les religions gréco-romaines

Malgré quelques études de qualité sur la thaumaturgie dans le monde gréco-romain, l’auteur en appelle – au vu des nouvelles découvertes archéologiques et papyrologiques dans le domaine – à la composition d’une nouvelle synthèse. Corrélativement, David E. Aune commence sa réflexion en mettant en avant les deux classes de sources nous renseignant sur la thaumaturgie dans le monde méditerranéen ancien :

1. Les preuves historiques (papyri, charmes, amulettes, tabulae execrationum et indices historiques et philologiques dans la littérature gréco-romaine).

2. Preuves littérairo-folkloriques. Par ailleurs, tout récit contenant des pratiques thaumaturgiques ou des événements miraculeux se doit d’être analysé tout en prenant garde à défaire celui-ci des possibles ornementations littéraires.

Ensuite, l’auteur rentre dans une description des buts recherchés par la thaumaturgie gréco-romaine : protection, guérison, succès et connaissance pour le magicien et son client et tout mal possible pour l’ennemi visé par le magicien ou le client. Ainsi, l’auteur le remarque avec pertinence, les buts recherchés sont similaires à ceux de la religion, seule la méthode employée change. En outre, le résultat semble souvent garanti contrairement à la religion.

A ce stade, une précision tombe à propos concernant le statut social de l’activité surnaturelle. Elle était illégale dans l’histoire de l’Empire romain, socialement bannie et péjorativement perçue. Malgré cela, la thaumaturgie n’a jamais cessé d’exercer son influence sur toutes les religions de l’époque dès le 1er siècle apr. J.-C. jusqu’au 5e siècle. Ce n’est pas étonnant eu égard à l’internationalité et aux tendances syncrétiques des cultes gréco-romains.

Quant au christianisme, prenant naissance dans un judaïsme palestinien imprégné de culture hellénistique, il s’affranchit par l’extension et devient une « anomalie » historique, soit une tradition religieuse sans liens nationaux, et ce alors que les Gréco-romains ne connaissaient que les cultes étatiques, les cultes à mystères et les sectes philosophiques. En outre, le christianisme, à l’instar du judaïsme, était bien moins syncrétique que les autres religions, selon l’auteur, gardant des frontières les plus strictes possible avec les religions gréco-romaines. Toutefois, puisque le surnaturel transcende les systèmes religieux, l’on doit être en mesure de la trouver aussi dans le christianisme ; l’auteur affirme effectivement que la thaumaturgie, sous une forme « judéo-chrétienne », fit partie intégrante de cette religion dès le début. À ce propos, l’auteur met en évidence le fait que la thaumaturgie exerçait une très forte influence sur le judaïsme, sa présence, très tôt, dans le christianisme est dès lors historiquement normale.

Pour clore cette section, l’auteur propose quatre caractéristiques de la thaumaturgie gréco-romaine à considérer avant l’analyse de la thaumaturgie dans le christianisme ancien :

A. L’irrégularité de son utilisation par contraste à la ritualité des cultes classiques.

B. Sa popularité auprès des classes sociales défavorisées.

C. L’ancienne et subjective opposition entre « thaumaturgie » et « miracle » doit être dépassée pour comprendre la magie gréco-romaine. Le thaumaturge est sensé, selon les croyances populaires, soit pouvoir produire des miracles, soit des événements extraordinaires à signification religieuse.

D. Ses fonctions requièrent un cadre socialement déviant : 1. Utilisation de la thaumaturgie en vue d’un but, parfois en utilisant un matériau peu commun pour y parvenir. 2. Les figures littéraires hautes en couleurs de la thaumaturgie et des thaumaturge qui peuvent ou non être basées sur des faits et pratiques historiques le démontrent assez bien. 3. L’accusation de pratique de la thaumaturgie.

IV. Jésus et la thaumaturgie 

Relativement à la thaumaturgie, l’on remarque qu’une tradition du miracle est grandement présente dans les évangiles et inclut : six exorcismes, sept guérisons, huit miracles « naturels », quelques évocations du ministère globalement miraculeux de Jésus, des allusions aux miracles de ses disciples, des références à des miracles non narrés, plusieurs faits de Jésus où lui est accréditée une activité surnaturelle et des accusations de sorcellerie formulées par ses opposants.

Eu égard à cette tradition, un consensus écrasant est atteint dans la recherche néotestamentaire sur le fait que le Jésus historique devait au moins effectuer des exorcismes et des guérisons. Cinq arguments sont avancés pour avancer l’historicité du ministère miraculeux de Jésus :

1. Les sources juives et païennes qualifient/accusent Jésus de « magicien ».

2. Les miracles de Jésus transcendent toutes les strates de la tradition évangélique.

3. La tradition miraculeuse reliée à Jésus est revêtue de traits sans aucun parallèle dans les littératures juives, gréco-romaines et même du christianisme ancien.

4. La plupart des guérisons et des exorcismes pouvant être compris comme étant de nature psychosomatique, leur probabilité historique reste ouverte (*n.d.a. l’on remarquera ici un présupposé naturaliste ou anti-surnaturel de la part de David E. Aune).

5. Le titre « Fils de David » se réfère probablement à Salomon auquel était attachée une tradition de thaumaturgie et de guérisons.

L’auteur s’attarde alors sur le contexte de l’activité miraculeuse de Jésus. Il souligne l’importance de l’horizon eschatologique découlant de l’apocalyptique juive dans lequel cette activité se situe, élément particulier à la tradition de Jésus. Les miracles ne glorifiant pas le faiseur sont effectués dans le contexte de cet horizon et ne sont pas des fins en soi. En outre, Jésus peut être considéré comme un prophète messianique prenant part à un mouvement millénariste, commun en Palestine, qui requérait de la part de son leader une telle activité miraculeuse. Jésus se situerait donc dans ce contexte selon David E. Aune ; il aurait offert une alternative aux desseins politiquement frustrés par les Romains de la religion juive.

David E. Aune résume ensuite les caractéristiques majeures des techniques d’exorcismes et de guérisons de Jésus répertoriées dans les évangiles. L’on remarque tout d’abord une distinction entre la guérison et l’exorcisme, même si leur relation est en fait plus dynamique que l’on ne le penserait de prime abord. L’auteur se permet néanmoins deux généralisations : 1. Jésus ne touche jamais de possédé tandis que le touché est justement utilisé pour les malades. 2. La parole performative est la méthode la plus caractéristique du ministère de Jésus. Pour l’exorcisme, le verbe ἐπιτιμᾶν, certainement un terme technique palestinien, et φιμοῦν, formule classique, sont utilisés par Jésus. Les exorcismes de Jésus remplissent la plupart des attentes formulées à l’époque pour le déroulement d’un exorcisme et ont donc une grande prétention à l’historicité. Par exemple, les trois attentes classiques de l’époque face à un exorcisme réussi donc à un démon « expulsé », toutes remplies dans les évangiles, sont les suivantes :

1. Une réponse est donnée au conjurateur par le démon.

2. Le démon révèle son nom ou sa nature.

3. Une preuve visible est donnée que la personne était bien affligée par un démon et que celui-ci est parti (convulsions…). Toutefois, Jésus surprend dans la mesure où ses paroles d’exorcisme sont bien plus courtes que les parallèles de l’époque et par le fait qu’il invective les démons à l’impératif, ce qui est une pratique commune, mais il le fait sans même passer par la nécessaire étape d’adjuration/nomination de ces derniers.

Ensuite, pour ce qui est des guérisons, l’imposition des mains apparaît comme centrale. Elle n’a pas de parallèles dans l’Ancien Testament ou dans la littérature rabbinique, à peine trouve-t-on l’Apocryphe de la Genèse où Abraham exorcise et guérit le pharaon par le biais de l’imposition des mains. Toutefois, Jésus prie aussi, que cela soit audible ou silencieux – par un grognement p.e. – ce qui est une caractéristique classique de l’activité du thaumaturge. De plus, l’utilisation de la parole performative comme adjuration thaumaturgique se retrouve comme dans les exorcismes. Elle ne manque que dans quatre guérisons. Dans trois, la brièveté ou l’ordre des événements peut être le facteur explicatif tandis que dans une (Mc 8, 22-26), l’on retrouve un Jésus effectuant un rituel thaumaturgique incluant l’usage de crachat, de boue et du toucher. Pour ce qui est des guérisons incluant l’usage de la parole, David E. Aune met en avant les deux guérisons marciennes où l’on peut lire « Talitha cumi » (Mc 5, 41) et « Ephphatha » (Mc 7, 34). Il souligne la probabilité qu’elles soient des ipsissima verba de Jésus conservées en araméen à des fins de réutilisation thaumaturgique par les communautés chrétiennes ; l’usage d’une langue étrangère dans une formule thaumaturgique est en effet un fait extrêmement classique. L’auteur met en exergue par la suite la nécessité de la foi dans les récits miraculeux et la relie à la nécessaire coopération entre le magicien et le client que l’on retrouve aussi dans le monde grec. Il aborde enfin quatre récits de guérison qu’il considère être d’une importance capitale :

1. La femme hémorragique (Mc 5, 25-34). L’auteur remarque que le fait qu’une puissance (δύναμις) sorte de Jésus relève de l’activité thaumaturgique.

2. Le sourd muet (Mc 7, 31-36).

3. L’aveugle près de Bethesda (Mc 8, 22-26) sont des récits fortement liés et emplis de caractéristiques thaumaturgiques. Le miracle se déroule en privé, de la salive est utilisée, l’organe affecté est touché par Jésus et la confidentialité est demandée. Jésus utilise « Ephphatha » en Mc 7 comme une parole thaumaturgique.

4. L’aveugle né (Jn 9, 1-41) met en avant l’utilisation de salive et de boue, technique thaumaturgique commune aux contextes juifs et gréco-romains.

En somme, David E. Aune rappelle qu’au fond, la difficulté se situe dans le fait de savoir ce que l’on peut faire remonter au Jésus historique ou pas. À cet égard, il rappelle que même si une « folklorisation » mineure de la tradition thaumaturgique évangélique put avoir lieu dans un contexte hellénistique ou palestinien selon lui, la grande majorité des récits miraculeux relatifs aux exorcismes et guérisons ne semblent pas avoir été embellis avec plus de détails qu’il n’y en avait originellement. In fine, il semble évident pour l’auteur que le Jésus historique utilisait des techniques thaumaturgiques dans un cadre « socialement déviant », et ce, à la tête d’un mouvement millénariste. De plus, l’appel au surnaturel et la garantie du succès des techniques plaident pour le thaumaturgique, car le religieux est quant à lui ouvert à l’échec voire ne parvient pas aux buts qu’il se fixe. Jésus aurait ouvert une alternative dans un contexte religieux juif. Par conséquent, l’on évitera, par souci d’exactitude, de qualifier le Jésus historique de thaumaturge puisque son activité thaumaturgique doit être associée à son statut de prophète messianique en contexte juif (*n.d.a. et le chrétien ajoutera certainement : à son statut de « Fils de Dieu » !).

V. Évangile et arétalogie

Dans cette partie, David E. Aune propose d’étudier trois point :

1. La nature apologétique des évangiles.

2. Le rôle du surnaturel dans la rédaction.

3. L’influence des traditions arétalogiques gréco-romaines sur les évangiles (« l’arétalogie est une expression littéraire née dans les sanctuaires guérisseurs du monde grec comme celui d’Épidaure ; c’est un hymne ou un récit à la gloire du dieu et de ses vertus (aretai), au sens le plus efficace du terme, notamment de ses miracles. » — Baslez, M.-F., Les Persécutions dans l’Antiquité. Victimes, héros, martyrs, 2007, Paris, Fayard, p. 107).

Concernant le premier point, le fait est qu’il a été démontré que les biographies gréco-romaines religieuses se défendent sur deux points :

1. Les accusations extérieures faites aux figures religieuses considérées comme des magiciens.

2. Les incompréhensions intérieures des fidèles concevant ces figures comme des faiseurs de miracles.

Dans les évangiles, les nombreuses accusations portées contre Jésus de ce qu’il agit par Satan, qu’il a un démon, etc. doivent être comprises comme des accusations de magie, car l’on croyait que le mage se revêtait de la puissance d’un plus grand démon pour en chasser d’autres. En effet, l’on peut voir qu’il y a de nombreux parallèles avérés entre les phrases que les démons répondent à Jésus et des papyri magiques, ces phrases semblent en fait être défensives, les démons tentant de dominer sur Jésus. Or, les évangiles tentent de montrer que Jésus, lui, agit par le doigt de Dieu directement. Même dans la tentation au désert, l’on peut y voir Jésus refusant la vue utilitaire du surnaturel lorsque le diable lui propose de changer des pierres en pains, ce qui est un élément apologétique certain. David E. Aune repère quatre manières que les évangélistes ont de défendre Jésus :

1. Les miracles de Jésus ont été prédits par les prophètes de l’Ancien Testament.

2. Les guérisons de Jésus sont permanentes et non temporaires comme celles des mages païens.

3. Jésus n’utilise pas de matériau pour les guérisons et exorcismes.

4. Jésus ne cherche pas un intérêt personnel, mais le salut de la personne.

L’on peut donc voir dans les évangiles un mélange de traces d’accusations de « magie » par les contemporains du christianisme ancien et surtout des traces de défenses contre cette accusation.

L’auteur termine en soulignant l’importance des parallèles existant entre les arétalogies présentant un homme divin ou un faiseur de miracles et les évangiles. Le fait est que la différence entre le magicien et l’homme divin réside dans le succès social de la figure en question. L’un sera tantôt magicien et l’autre prophète messianique ou autre.

VI. L’utilisation thaumaturgique du nom de Jésus

L’utilisation de noms est une donnée commune de la pratique thaumaturgique. Pourtant, il n’y a aucune preuve que Jésus utilisait un nom particulier dans son activité thaumaturgique (*n.d.a. ce qui pointe au fait qu’il agissait directement à partir de l’autorité du Père). Toutefois, une chose est certaine : le nom de Jésus quant à lui a été abondamment utilisé à des fins thaumaturgiques ; que cela soit par ses propres disciples ou même par des exorcistes juifs indépendants selon les évangiles. Mais le livre des Actes ou Jacques contiennent des traces certaines de cette pratique également. Apparemment, le nom de Jésus semble même avoir été massivement incorporé dans des rituels païens tant le nom était réputé comme efficace. Pour ce qui est du christianisme ancien, le nom de Jésus accompagnait les exorcismes, les guérisons, la défense (apotropaïque), les prières, la prophétie ou les baptêmes.

Relativement à cette utilisation, les juifs et les païens devaient certainement considérer les disciples comme exerçant de la « nécromancie ». En effet, à leurs yeux, les disciples invoquaient l’esprit d’un puissant mort pour parvenir à leurs fins. Justin ou Origène, chrétiens des premiers siècles croyant en la dimension surnaturelle de l’existence et la décrivant comme une réalité de leur quotidien, fustigeaient d’ailleurs les juifs et les païens dont l’efficacité thaumaturgique leur semblait faible et qui étaient obligés d’utiliser nombre d’incantations et autres matériaux alors que pour le chrétien, le nom de Jésus seul suffisait.

Le fait est que posséder/utiliser le nom de quelqu’un, c’est posséder/utiliser son pouvoir. Et les premiers chrétiens partageaient, jusqu’à Origène du moins, cette idée avec le monde païen et juif de l’époque. L’on sait par ailleurs que le judaïsme talmudique est empli de surnaturel, l’utilisation du nom d’un puissant rabbin pour une activité thaumaturgique étant une chose tout à fait envisageable p.e. alors pourquoi pas Jésus pour les judéo-chrétiens demande l’historien ?

Un dernier point que David E. Aune soulève par rapport à cette pratique est la tendance, classique dans le monde gréco-romain, à augmenter au fil du temps la formule thaumaturgique initiale. Ainsi, très vite, l’on passe de « au nom de Jésus » à des formules plus longues incluant « in nomine domini nostri Jesu Christi » (vieille latine d’Ac 9, 40) ou encore « crucifié sous Ponce Pilate » (Justin Martyr).

VII. Glossolalie et Voces Magicae

L’auteur considère ici un parallèle souvent relevé entre les voces magicae et la glossolalie. Les voces magicae se trouvent dans les papyri magiques et les amulettes de la période gréco-romaine et constituent un mélange inintelligible de consonnes et de voyelles ; le parallèle s’est dès lors basé sur cela. Toutefois, la glossolalie ne semblait pas être préméditée, mais plutôt spontanée et loin des formules figées des voces magicae. Relativement à la spontanéité du phénomène, David E. Aune souligne tout de même qu’après avoir entendu des glossolalies modernes, l’on peut remarquer que certaines séquences y reviennent, nuançant la spontanéité de la chose. Outre cela, l’auteur souligne l’importance dans les voces magicae des palindromes et de l’utilisation du nom de la divinité dans la langue originelle. Or, l’auteur affirme avoir noté plusieurs « Abba » lors de parler en langues modernes. L’auteur remarque aussi que le discours inarticulé, mystique se retrouve chez le chaman comme chez les prêtres d’anciennes religions (p.e. Celse parle de prophètes syriens). Pour conclure cette section, David E. Aune tranche que la glossolalie, bien qu’ayant des caractéristiques communes avec d’autres pratiques thaumaturgiques, n’est pas dirigée vers un but précis ou un accomplissement thaumaturgique et ne peut donc pas être considéré comme voces magicae.

VIII. Prière thaumaturgique

La prière, quand elle est thaumaturgique, consiste souvent soit en bénédictions soit en malédictions souligne l’auteur. On peut la considérer thaumaturgique en tant qu’elle est utilisée dans un contexte socialement déviant afin de parvenir assurément à l’effet désiré. L’usage de l’impératif thaumaturgique y est d’ailleurs prégnant. Ce phénomène imprègne tout le christianisme ancien.

La prière thaumaturgique de malédiction doit être considérée parallèlement au miracle punitif selon l’auteur. En effet, ce dernier remplit le même rôle. Ainsi, trouve-t-on la malédiction du figuier par Jésus (seul miracle punitif de Jésus ; son étrangeté plaide pour son historicité) ou encore ceux de Pierre (avec Ananias et Sapphira) ou encore de Paul (avec Elymas). Dès lors, l’argument apologétique des premiers chrétiens selon lequel l’activité miraculeuse de Jésus se préoccupait exclusivement du salut de l’homme se voit fortement nuancé par l’activité apostolique en Actes. D’ailleurs, l’auteur remarque que le Paul des Actes est tout à fait en adéquation avec le Paul des lettres qui, lui aussi, bénit et maudit en fonction des situations. Que l’on pense aux mystérieux anathèmes pauliniens p.e. Les termes ἀναθεματίζω et ἀνάθεμα étaient des termes thaumaturgiques techniques dans les tablettes de malédiction gréco-romaines. En outre, formulés à l’impératif, les anathèmes pauliniens n’en apparaissent que plus thaumaturgiques encore. Enfin, David E. Aune met en exergue le fait que les prières thaumaturgiques juives ou gréco-romaines avaient tendance à qualifier la divinité avec une pléthore de noms et d’adjectifs différents. Or, les prières de 1 Clément attestent que le christianisme ancien évoluait dans cette direction.

IX. Motif thaumaturgique dans la littérature du christianisme ancien

Enfin, David E. Aune propose d’analyser en dernier lieu les motifs thaumaturgiques utilisés dans le christianisme ancien. Selon l’auteur, l’apocalypse de Jean devrait être sérieusement considérée par l’histoire des religions puisque ce document semble rempli de motifs thaumaturgiques. Outre cela, le Pasteur d’Hermas semble, dans les écrits post-néotestamentaires, être le plus imprégné de surnaturel. Par rapport à l’apocalypse de Jean, David E. Aune, l’un des leaders dans l’exégèse de ce livre, note plus de douze caractéristiques thaumaturgiques récurrentes tout au long du document. Pour ce qui est du Pasteur d’Hermas, des éléments pouvant être liés à la divination ont été mis à jour.

X. Conclusion

En guise de conclusion, David E. Aune relève le caractère incomplet de son analyse découlant de la volonté de présenter plutôt un résumé qu’une étude exhaustive du phénomène thaumaturgique dans le christianisme ancien. Il affirme la présence abondante de surnaturel dans le christianisme, et ce, dès le début. Il en appelle corrélativement à des études renouvelées de ce sujet effectuées dans un esprit objectif dépassant les jugements subjectifs et négatifs qui étaient autrefois attachés au sujet polémique qu’est le surnaturel.

  1. Le mot de la fin

Dans cet article, nous avons traité du thème ô combien polémique qu’est le surnaturel en le reliant, chose peut-être encore plus polémique, au christianisme. David E. Aune y développe que le surnaturel fut présente de manière écrasante et depuis le début dans les mouvements chrétiens. In fine, même si cela serait une gageure que de prétendre résumer un sujet d’une telle ampleur par quelques mots, comme l’affirme judicieusement David E. Aune : « [Le surnaturel] était un trait caractéristique du christianisme ancien depuis sa conception même » Et nous rajouterons : et le surnaturel, l’action souveraine de l’Esprit ne devrait-il pas être – avec une soumission scrupuleuse à l’Écriture et toutes les précautions nécessaires – un trait caractéristique de l’Eglise d’aujourd’hui également ?

Référence de l’article

(1) Aune, D. E., « Magic in Early Christianity », in : Aune, D. E., Apocalypticism, Prophecy and Magic in Early Christianity : Collected Essays, Tübingen, J.C.B. Mohr (WUNT 199), 2006, p. 368-420.